mercredi 11 avril 2012

01-Retour du Vaisseau

Almustafa, l'élu et le bien-aimé, cette aube qui commençait à poindre à la rencontre de son propre jour, avait attendu, 12 années durant dans la cité d'Orphalèse, le retour de son vaisseau, lequel devait le porter à nouveau vers son île natale.

Lors de la douzième année, au septième jour de Ayloul (Aout), le mois des moissons, il gravit la colline hors des murailles de la cité. Scrutant l'horizon, il aperçut son vaisseau voguer avec la brume sur les eaux.

Les écluses de son coeur furent grandes ouvertes, et sa joie s'envola par-delà les flots. Puis, les yeux clos, il se recueillit dans les silences de son âme.


Comme il descendait la colline, le tristesse le gagnait. Il pensa alors en son coeur :
" Comment pourrais-je partir en paix sans être tourmenté ? Non, ce n'est point sans blessure à l'âme que je ferai mes adieux à cette cité "

Longs furent les jours de souffrance et longues les nuits de solitude que j'ai passés au sein de ces murailles. Et qui pourrait se départir de sa souffrance et de sa solitude sans nul repentir ?

J'ai semé çà et là mille et un fragments de l'esprit par-dessus chacune de ces rues, et les langueurs de mon coeur ont essaimé une myriade d'enfants qui marchent nus dans ces collines. Je ne saurais m'en retirer sans que m'en pèse la douleur.

Ce n'est pas un vêtement que j'ôte en ce jour, mais une peau que j'arrache de mes propres mains.

Ce ne sont pas non plus des souvenirs que je laisse derrière moi, mais un coeur attendri par la soif et par la faim.

Je ne puis m'attarder davantage.

La mer, qui appelle toutes choses vers elle, me réclame, et force m'est de prendre le large.

Car rester, bien que dans la nuit les heures brûlent, c'est se laisser transir, se cristalliser et finir figé dans un moule.

De grand coeur emporterais-je avec moi tout ce que je laisse ici. Mais comment le pourrais-je ?
Nulle voix ne peut emporter dans son envol la langue et les lèvres qui lui ont donné des ailes.

Seule doit-elle sonder les échelles de l'éther.

Et seul et démuni de son nid, l'aigle croise dans son envol le soleil. "

Arrivé au pied de la colline, il se retourna vers la mer. C'est alors qu'il vit son vaisseau s'approcher du havre. A sa proue, il aperçut les marins, hommes de son pays.

Et du tréfonds de son âme il s'écria :
" Fils de mon antique mère, vous qui chevauchez les marées, que de fois avez-vous vogué dans mes rêves ! Vous voilà à présent jetant l'ancre dans mon réveil qui est le plus profond de tous mes rêves.

Me voici prêt à partir ; toutes voiles dehors, mon désir ardent n'attend que le vent.
De cet air le plus quiet rien qu'une ultime fois je ne priserai.
Et en arrière, plus qu'un tendre regard je ne sèmerai.
Puis parmi vous je me tiendrai tel un marin parmi les marins.

Et toi, mer immense, mère toujours en éveil, toi seule qui accordes paix et liberté à toute onde, plus qu'un dernier méandre à ma rivière, un ultime murmure dans cette clairière, et je viendrai vers toi, telle une infime goutte éperdue rejoignant un océan aux horizons perdus. "

Comme il marchait, il vit au loin hommes et femmes abandonner leurs vignes et leurs champs et accourir vers les portes de la cité.

Et ils les entendit crier, laissant propager son nom à tous les échos et se héler d'un champ à l'autre, annonçant la venue de son vaisseau.

Puis il s'enquit :
" Faut-il que le jour de notre éloignement soit celui de notre rassemblement ?
Et faut-il dire que mon crépuscule était en vérité mon aurore ?

Que pourrais-je léguer à ceux qui ont abandonné leur charrue à mi-sillon ou à ceux qui ont arrêter la roue de leur pressoir ?

Mon coeur deviendra-t-il cet arbre gorgé de fruits afin de pouvoir les cueillir et leur en offrir ?
Et mes désirs sauront-ils sourdre telle une source pour emplir leur coupe ?

Suis-je une harpe afin que la main du Tout-Puissant puisse m'effleurer ? Ou suis-je une flûte afin que Son souffle puisse me traverser ?
Chercheur de silences, voilà ce que je suis. Mais quel trésor ai-je découvert en ces silences à dessein de le dispenser avec confiance ?
Si ce jour est mon jour de récolte, dans quels champs ai-je semé la graine et en quelles saisons dont le souvenir s'est évanoui ?
Et si en vérité l'heure de lever ma lanterne doit sonner, ce ne sera pas ma flamme qui y brûlera.
Vide et obscure élèverai-je ma lanterne;
Et le gardien de la nuit viendra l'emplir d'huile et allumer sa mèche. "
Voilà ce qu'il exprima en paroles. Or, il n'épancha point tout son coeur, car il ne pouvait lui-même révéler son secret le plus profond.
Et lorsqu'il entra dans la cité, le peuple vint à sa rencontre en l'acclamant à l'unisson.

Et les anciens de la cité s'avancèrent et dirent :
" Ne nous quitte pas si tôt.
Tu as été le soleil au zénith dans notre crépuscule et ta jouvence nous a abreuvé de rêves à rêver.
Tu n'es, parmi nous, ni un étranger ni même un invité, mais notre fils et notre tendre bien-aimé.
Ne souffre pas que nos yeux soient d'ores et déjà assoiffés de ton visage. "

Et les prêtres et les prêtresses de l'implorer :
"Ne laisse pas les flots de la mer nous séparer, ni les années que nous avons ensemble égrainées se réduire à un souvenir.
Tu marchais parmi nous tel un esprit et ton ombre illuminait nos visages.
Nous t'avons tant aimé. Cependant notre amour était dénué de paroles et enveloppé de voiles.
Mais à présent notre amour te réclame à cor et à cri et désire se tenir révélé devant toi.
Hélas ! Il en a toujours été ainsi : L'amour ne découvre ses profondeurs qu'à l'heure des adieux." 

Et d'autres vinrent aussi et le supplièrent. Mais il ne leur dit mot. Il courba simplement la tête; et les plus proches de lui virent ses larmes tomber sur sa poitrine.
Puis il se rendit avec le peuple sur le parvis du temple.
Du sanctuaire sortit alors une femme, Al-Mitra. C'était une devineresse.

Il posa sur elle un regard d'une infinie tendresse ; car, dès qu'il arriva dans leur cité, elle fut la première à le deviner et à croire en lui.

Elle le salua, disant:
" Prophète de Dieu, en quête de l'absolu, longtemps tu as scruté les horizons dans l'attente de ton vaisseau.
Et maintenant qu'il est là, il te faut partir.
Profonde est ta soif de retrouver la terre de tes souvenirs et d'aspirer à la demeure de tes infinis désirs.
Et si grand que soit notre amour, il ne saurait te retarder ni nos désirs te retenir.
Pourtant, avant de nous quitter, nous te demandons de parler et de nous livrer un peu de ta vérité.
Afin que nous puissions la transmettre à nos enfants et ceux-ci aux leurs, ainsi cette vérité ne périra jamais.

Dans la solitude, tu accompagnais chacun de nos regards la long de nos jours, et dans tes veilles, tu écoutais nos rires et nos pleurs au coeur de notre sommeil.
A présent, révèle-nous à nous-mêmes et parles-nous de ce qui t'a été dévoilé, de tout ce qui mène du berceau au linceul. " 

Et il répondit:
" Peuple d'Orphalèse, de quoi puis-je parler, si ce n'est ce qui se meut encore et toujours dans vos âmes ?"

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